Yann Ferguson est sociologue et anthropologue des techniques à l’Icam Toulouse. Sur le plan théorique, ses travaux portent sur l’intégration des outils d’aide à la décision, à la réflexion et à la coopération dans les organisations. Il est lauréat 2018 de la Fondation pour les Sciences Sociales et considéré par L’Usine Nouvelle parmi les 100 français qui font « avancer l’intelligence artificielle en France et dans le monde ».
Yann Ferguson nous fait le plaisir de partager sa prise de recul sur cette phase post confinement. Son regard précis permet d'éclairer ce que bon nombre d'entre nous ont vécu et d'ouvrir des pistes de réflexion pour les entreprises.
Dans cette première partie, il questionne :
Beaucoup de personnes ont été sevrées de travail en présentiel pendant 2 mois. Le retour au bureau peut-il nous amener à prendre conscience de certaines aberrations dans le monde du travail ?
Pour les individus comme pour les organisations, la crise sanitaire a produit une onde de choc à deux vitesses. Le ralentissement de l’économie a ainsi simultanément provoqué une accélération des prises de conscience sur les limites de nos modèles. Dans le monde du travail, la conséquence la plus marquante a été la massification du travail à distance, alors que ce mode de travail se développait timidement jusque-là en France. Les réticences les plus courantes sont de deux ordres : le manque de confiance et l’affaiblissement de la coopération.
Le manque de confiance avait été formulé par Taylor qui évoquait la propension naturelle du travailleur à la farniente. Deux normes l’incarnent tout particulièrement : le lieu et les horaires, c’est-à-dire l’espace et le temps.
Elles fondent le principe de servitude volontaire qui structure la subordination du salarié à son employeur.
Toutes les institutions qui ont besoin de développer une emprise sur leurs membres, comme l’école, la prison ou le mariage, commencent ainsi par leur imposer un cadre spatio-temporel qui va restreindre leur liberté. Mais depuis plusieurs années maintenant, cette norme organisationnelle cohabite, dans de nombreuses professions, avec le dogme managérial de l’autonomie des salariés, qui fait l’éloge de l’initiative, de la créativité et de la confiance. Pourtant, cette confiance sonne creux à l’intérieur de la rigidité du cadre spatio-temporel, ce qui engendre une injonction paradoxale : l’autonomie sans la liberté.
Or beaucoup de travailleurs confinés viennent de vivre deux mois bien plus cohérents où ils ont été autonomes ET libres.
La question de la coopération est plus sensible. Grâce au numérique, le télétravail n’est pas difficile à mettre en œuvre techniquement. Mais le travail à distance implique d’aller au-delà de la faisabilité technique pour envisager le numérique comme une technologie sociale qui permettrait la coopération. Vous remarquez que je ne parle pas de coordination, que le marché peut assurer, ni de collaboration, que la division du travail organise. La coopération suggère un engagement individuel plus fort dans le collectif, marqué par des liens de réciprocité, qui traduisent un renoncement à la poursuite des intérêts égoïstes.
L’espèce humaine doit justement son incroyable développement à son ultra-sociabilité bien plus qu’à l’intelligence de chaque individu. Mais contrairement aux autres espèces sociales comme les chimpanzés ou les loups, elle y parvient sans que la connaissance intime de chaque membre du groupe soit indispensable, tout en restant très souple (contrairement aux fourmis). Comment y parvient-elle ? En édifiant des récits qui font sens, nous dit l’historien Harari. Cela nous permet de relativiser la norme spatio-temporelle comme condition de la coopération : c’est moins la co-présence que le partage de sens qui motive la coopération. Cela ne signifie pas pour autant que la norme spatio-temporelle est désuète, mais suggère de la mobiliser quand elle fait réellement sens. Dans beaucoup d’organisations, on peut observer des centaines d’individus, physiquement proches mais socialement éloignés, qui échangent des mails avec le collègue du bureau d’en face ou qui assistent à une réunion tout en consultant leur messagerie.
Quel est le sens de cette coprésence ? En biologie, on parle de coexistence, une association où les bénéfices mutuels sont nuls. Mais, au travail, c’est presque un moindre mal ! Trop souvent, la coprésence est coûteuse.
Il ne s’agit pas de faire du travail à distance un idéal, parce qu’il favoriserait l’efficacité individuelle, mais d’interroger le dogme d’une co-présence comme condition impérative à la coopération efficace.
L’efficacité individuelle et collective peut résulter de plusieurs chemins et ressources qui ont des spécificités, des qualités et des limites différentes car elles sollicitent des registres d’action différents. Non seulement le dogme du présentiel prive les salariés et l’organisation du potentiel, encore à améliorer, du travail à distance, mais il fait l’économie d’une réflexion sur l’amélioration du travail en présentiel, notamment pour mieux coopérer. Au lieu de limiter le travail à distance, de nombreuses organisations devraient se demander comment donner du sens à la présence.
Dans cette deuxième partie, Yann Ferguson (toujours avec son regard de sociologue) :
Le télétravail massif des 2 derniers mois peut-il avoir ébranlé certaines valeurs de notre société avec des effets sur le monde du travail ? L’apparence, les valeurs matérielles, l’authenticité, la liberté, la subordination versus la sécurité du CDI ?
Je travaille à l’Icam depuis 13 ans et je n’ai jamais discuté l’injonction spatio-temporelle, elle ne m’a jamais pesé. Il faut préciser que j’ai la chance de bénéficier d’une grande liberté dans mes mouvements et qu’un tiers du temps, je suis ailleurs, sans contrainte de reporting. Cependant, depuis le 11 mai, je me surprends à ce que chaque retour sur mon lieu de travail fasse l’objet d’un intense conflit intérieur. Pourquoi ? Est-ce indispensable ? Ne vas-tu pas perdre du temps ? Je me trouve en situation de justifier rationnellement ce qui était jusque-là une norme solidement établie. En discutant avec de nombreux collègues et amis, je me suis rendu compte que je ne suis pas un cas isolé. Le lieu et les horaires pourraient ainsi être davantage négociée.
De nombreux travailleurs –pas tous- se sont épanouis grâce à de nouvelles normes de travail qu’ils se sont construites autour de contraintes ou d’aspirations personnelles, autonomes, et non organisationnelles, hétéronomes.
Par exemple, j’ai pris plaisir à courir dans ma résidence ou à faire du vélo sur mon balcon 45 min chaque matin et j’ai découvert que j’attaquais mieux ma journée. Comme je débutais plus tard que d’habitude, j’ai trouvé une solution : je me suis abonné à des audio livres, que je choisis en fonction de mes activités professionnelles. Ainsi, je fais du sport en travaillant et cela me convient bien. Comment expliquer à mon employeur qu’il doit me payer pendant mon footing ?
C’est pourquoi, comme moi, beaucoup de salariés se sont sentis plus efficaces mais aussi plus reposés, apaisés, car affranchis de la violence sociale du "spectacle du travail".
Par exemple, j’ai travaillé en bermuda (ou pas), pieds nus, en tee-shirt (ou pas), sans me soumettre aux codes sociaux du travail. En « m’habillant » pour revenir sur mon site, je m’interroge désormais sur ces évidences vestimentaires. Pendant deux mois, nous avons réalisé notre travail sans avoir à mettre en scène notre travail. En l’absence de public, pas de spectacle, avec sa scène, ses rôles, ses costumes, ses codes, ses faux-semblants, que nous avions, pour la plupart d’entre nous, intériorisés. Maintenant que nous devons jouer à nouveau, sa violence symbolique, sa force coercitive, nous frappe.
Et cette mise en scène ne nuit-elle pas à la réalisation du travail en nous imposant un rôle dans lequel nous ne nous reconnaissons pas, ou plus ? En ce sens, le confinement a été pour certains une respiration. Bien sûr, le travail confiné a aussi eu ses excès : surtravail, frontières pro/perso poreuses, « fatigue numérique », isolement.
Mais je ne pense pas que beaucoup de salariés aient « triché ». Car l’absence de responsable responsabilise. Quand les salariés doivent situer eux-mêmes les curseurs de l’exigence, ceux-ci sont généralement plus élevés:
on peut jouer avec les injonctions de son chef (et trouver des dizaines de bonnes raisons de le faire), mais pas avec sa propre conscience professionnelle sans porter atteinte à l’estime de soi.
Attention, je ne dis pas que le travail doit se transformer en une somme d’actions individuelles sans codes sociaux ni cadre commun. La coopération impliquera toujours, pour chacun, un renoncement partiel du « je » pour faire faire advenir le « nous ». La question est plutôt de savoir si les renoncements actuels sont les meilleurs, c’est-à-dire façonnent un « nous » bénéfique à chacun, une association de type symbiotique. Ces deux mois ont permis d’en expérimenter de nouveaux, souvent plus cohérents avec les principes de liberté, de responsabilité et de confiance.
La culture du présentiel est forte en France, la réouverture des bureaux peut amener certaines personnes à revenir au bureau pour faire bonne impression ou se rassurer. Cela peut amener des conflits ? Quelle attitude le leader, le dirigeant, doit-il avoir dans cette situation ? comment éviter que la direction soit biaisée dans ses jugements par la présence physique des personnes ?
La raison d’une organisation est d’éradiquer l’imprévisibilité des comportements individuels via des règles, des normes formelles ou informelles, qui produisent de la conformité. Ainsi, l’organisation colonise l’incertitude et se dotant d’une capacité de prédiction : « dans trois jours, ces 12 salariés se retrouveront à 16h dans la salle B23 ». Quand cela ne fonctionne pas, l’organisation produit de nouvelles règles ou se dote d’un nouvel outil.
La sociologie a montré depuis longtemps qu’à l’intérieur des organisations, les travailleurs développent des stratégies personnelles qui les amènent à jouer à la fois dans les règles et sur les règles.
Ce jeu sur les règles a deux motivations : s’aménager des marges d’autonomie pour gagner du pouvoir et combler l’insuffisance des règles pour atteindre les objectifs qui leur ont été fixés. Cela s’appelle le travail réel, que l’on différencie du travail prescrit. Cette perspective tend à montrer comment les travailleurs font ce qu’il faut faire pour que l’organisation fonctionne, en dépit de ses propres limites.
Beaucoup de travailleurs confinés qui reviennent sur leur lieu de travail ont étendu leur jeu sur les règles au-delà de ce qui serait jugé convenable d’ordinaire.
Cela peut constituer une première source de conflit, notamment si les managers, consciemment ou inconsciemment, s’attèlent à reprendre la main. Dans de nombreuses organisations les salariés ont travaillé sans eux, et il était convenu de les féliciter.
Mais cela ne questionne-t-il pas l’utilité des managers ? De retour au travail (l’expression en dit long), ne vont-ils pas chercher à se légitimer ? Nous pourrions donc avoir face à face des salariés qui ont fait une expérience concrète de l’autonomie et des managers qui voudront démontrer qu’ils détiennent encore les clés de l’efficience.
C’est pourquoi je pense que les managers doivent être accompagnés pour décoder ce qui s’est joué pendant ces deux mois, qui ne doivent pas être perçus comme des parenthèses mais des enseignements à creuser.
Ceux-ci peuvent nous permettre de mieux discerner la réalisation du travail du spectacle du travail, que les managers contribuent plus ou moins sciemment à mettre en scène.
Dans les mois à venir, les entreprises vont être partagées entre le besoin vital de développer leur chiffre d’affaires et celui de se transformer. Comment mener ces 2 sujets de front ?
L’accélération vécue pendant les deux mois de confinement pourrait générer deux types d’attitude. D’abord, certains y verront une opportunité de transformation, notamment lorsque les modalités mises en œuvre convergent avec des aspirations antérieures sur la transformation des organisations : plus de confiance, de travail à distance, de responsabilisation individuelle, un management repositionné sur le projet et moins sur le contrôle, etc.
D’autres au contraire estimeront qu’il faut temporiser, prendre du recul, ne surtout pas pérenniser ce qui s’est construit dans l’urgence, et se justifieront effectivement par une autre urgence, celle de rattraper le temps perdu.
Ces positions ne sont pas nécessairement antinomiques.
L’erreur serait de ne pas organiser une relecture de ces deux mois : qu’est-ce que nous avons fait ? Qu’est-ce que cela nous a fait ? Qu’est-ce que nous en faisons ?
Dans beaucoup d’organisations, le travail confiné a révélé que la norme spatio-temporelle, en gagnant en flexibilité, peut renforcer l’autonomie et la responsabilité des salariés et que le paradigme de la servitude volontaire peut évoluer vers une coopération d’acteurs libres et engagés, une équation difficile à équilibrer.
Je ne suis pas chef d’entreprise, mais j’ai le sentiment que cela ne desservirait pas le chiffre d’affaire.
Nous remercions chaleureusement Yann Ferguson pour l'apport de ses connaissances toujours inspirantes et ancrées dans le réel.
Voici de quoi enrichir les discussions avec ses collègues et ses pairs.
Mon conseil : que vous soyez d'accord ou pas, partager cette lecture au bureau (ou ailleurs) peut permettre de percevoir des tensions ou des envies d'aller plus loin.
A travers ce format, nous souhaitons questionner l'impact de la distance sur les collaborateurs, managers, l'entreprise et globalement sur notre société. J'espère que ce premier échange avec Yann vous a plu. Vos retours et idées sont les bienvenus ! Enjoy remote !